Pour son nouvel album, Julien Clerc a été notamment happé par les plumes féminines de Clara Luciani et Jeanne Cherhal. Terrien, disque dans lequel on retrouve aussi un texte de Bernard Lavilliers, met à distance le sentiment amoureux pour dérouler des chansons plus sociétales et humanistes. Rencontre avec le chanteur-compositeur à la longévité exemplaire.
RFI Musique : Terrien est votre 26e album de chansons originales. Surpris d’en être arrivé à ce chiffre ?
Julien Clerc : J’avais pris une grosse avance, en même temps (rires). Au début, les dix premières années surtout, on a énormément produit avec Roda-Gil. Composer beaucoup, écrire beaucoup et sortir beaucoup de disques, ça se passait un peu comme cela à une époque. Ensuite, j’ai espacé, en sortant un disque tous les deux, trois ans. J’ai toujours eu peur que la source se tarisse, mais jusqu’à maintenant ce n’est pas le cas. Peut-être que ça tient aussi à la façon dont je fais les choses. Il m’est arrivé de composer des chansons avec la musique d’abord, bien sûr. Mais généralement, ça part du texte. Comme j’en reçois beaucoup, cela continue d’être très inspirant pour le mélodiste que je suis.
Comment expliquez-vous que vous avez tendance à parler davantage des auteurs que de vos mélodies ?
Il est très difficile pour un musicien de parler de son métier. La musique, c’est plus complexe à expliquer que les mots. Et puis, c’est grâce à ces auteurs, aussi différents les uns que les autres, de langue française, que je peux me renouveler musicalement. Je me souviens d’une des premières interviews avec une grande journaliste, j’étais sorti de là assez circonspect parce qu’elle n’avait parlé que des textes. Or, c’était Roda-Gil qui les écrivait. Cela voulait dire que déjà j’étais un artiste dont la voix chantée comptait au niveau des mots, même s’ils ne venaient pas de moi. J’ai compris dès le début que je dépendais beaucoup des auteurs. Et que si on me donnait des textes de moindre qualité, j’aurais beau écrire des musiques qui se tiennent, ça ferait de moins bonnes chansons.
Vous avez été bien servi dès le départ…
La rencontre avec Roda-Gil, c’est peut-être la plus grande chance de ma vie. Et dire que cela s’est passé d’une façon complètement folle. On était dans le même bistrot ce jour-là. Je ne connaissais personne, j’avais même pas dix-neuf ans et je crie : « Je cherche quelqu’un pour écrire des paroles, il y a personne ici ? ». Et j’ai entendu cette voix qui a dit : « Si, il y a moi ». C’est une histoire incroyable. D’être tombé sur lui et qu’il ait été le premier d’entre eux, ça a été aussi très important. Roda comme moi arrivions de nulle part, il n’avait aucun passé d’auteur de chansons derrière lui. D’ailleurs, je ne l’ai jamais considéré véritablement comme ça, mais plutôt un poète. L’alliance des deux a débouché sur ces chansons dont on a le privilège qu’elles durent encore aujourd’hui.
Il était jaloux quand vous alliez voir ailleurs ?
Comme tous les jaloux, lui avait le droit de faire ce que moi je n’avais pas le droit de faire (rires). C’était nécessaire, l’un comme pour l’autre, qu’on travaille avec d’autres gens. Il a écrit pour d’autres artistes et c’était formidable.
Depuis Roda-Gil et Dabadie, vos deux paroliers attitrés, peut-on parler d’infidélité dans vos choix ?
Je papillonne davantage, c’est vrai. Tant que j’avais quatre auteurs qui me fournissaient tout ce qu’il fallait, je n’avais pas de raison d’aller chercher ailleurs. Là, c’est différent. Carla Bruni se retrouve aujourd’hui être finalement mon auteur le plus ancien, ce qui est incroyable. Il y a vingt ans, elle a ouvert les portes avec la chanson Si j’étais elle et six autres chansons dans l’album. C’était faire confiance à un auteur inconnu. Je m’adresse beaucoup aussi depuis un certain temps à des auteurs-compositeurs. Donc quand ils font leur propre album, ils ont moins de temps pour moi. Carla m’a dit qu’elle regrettait ici de ne pas avoir écrit plus qu’un texte. Mais elle faisait son disque en même temps. Cela m’oblige alors à aller chercher des bons textes ailleurs.
Terrien fait-il partie de ces albums confinés ?
Une partie seulement, dans une chambre chez mes beaux-parents. Je pense que de toute façon lorsqu’on écrit un album, on est un peu confiné. Sauf qu’on ne s’en rend pas compte parce qu’on peut sortir comme on veut. Là, il y avait le même système de bulle dans laquelle on se réfugie pour écrire, mais dès qu’on en sortait c’était pour ouvrir des écrans ou des radios qui nous ont annoncé des horreurs. Il y avait une espèce d’angoisse qui traînait sur nos têtes. Elle n’a fort heureusement pas influé sur mon inspiration parce qu’aucun texte ne traitait de ça. Je m’évadais à travers le travail de mes auteurs.
Est-ce la peur qui a vous conduit à quitter l’Angleterre pour rentrer en France ?
Oui, sans doute. Je savais aussi dès le mois de mars dernier que j’aurai un disque à faire, de la promotion… Et la Covid-19 conjuguée au Brexit, ça annonçait des difficultés pour les allers-retours. Pendant cinq ans, j’en ai fait des dizaines. Quand il arrive quelque chose de grave dans la vie, on a envie de retourner dans son pays. Il y a un côté, je pense, plus rassurant.
Brexit, c’est d’ailleurs un titre de l’album. Vous avez emprunté Paul École à Calogero ?
Paul École est un formidable parolier. On a écrit deux, trois trucs ensemble, dont un qu’on a fait Calo, lui et moi qui se retrouvera dans le prochain album de Florent Pagny. Je continuerais volontiers de collaborer avec Paul dans le futur s’il le veut bien.
Avez-vous un lien solide avec l’Angleterre ?
J’ai commencé à y aller, je devais avoir quatorze ans, des séjours linguistiques dans des familles l’été. Quand j’ai pris mes premières vacances avec des copains, j’avais une Simca 1000 et on était partis l’été à Bognor Regis sur la côte sud. Après très rapidement, j’ai enregistré en Angleterre avec des producteurs ou des musiciens anglais. Je pense que le tiers de ma production a été faite là-bas. En 2014 pour le disque Partout où la musique vient, on a décidé d’enregistrer non pas en trois semaines, mais en trois mois en prenant notre temps, en louant une maison et en mettant notre garçon dans une école. Cela nous a beaucoup plu et on est revenus un an après pour y rester finalement cinq ans. C’était assez culturel tout ça.
Une volonté que l’album contienne moins de chansons d’amour ?
Je n’ai donné aucune directive. Les auteurs, sans se donner le mot, ont eu envie de me faire chanter des sujets plus sociétaux. Sans doute. C’est un reflet de l’époque, quelque chose de plus engagé sur la société. Si on considère que mon métier c’est de faire voyager les gens et de les intéresser, pour le répertoire cela va être formidable et offrir un tour de chant plus riche.
Pourquoi seulement maintenant une collaboration avec Bernard Lavilliers ?
C’est l’occasion qui a fait le larron, comme on dit. On était ensemble dans un festival en Suisse, j’avais commencé à écrire donc je ne pensais qu’à avoir des textes. Je l’ai regardé sur scène, j’ai été épaté et je suis allé le voir dans sa loge. Je lui ai dit : « Si tu veux qu’on fasse une chanson ensemble, donne-moi un texte, ça me fera plaisir ». Maintenant, je tente toujours ma chance quand je tombe sur un bon auteur.
Marie Bastide, Clara Luciani pour deux titres, Jeanne Cherhal, Carla Bruni… Un disque féministe aussi ?
Il y en a plus aujourd’hui qu’avant, des jeunes femmes leaders. Je ne cherche pas à tout prix à ce qu’il y ait plus de femmes dans l’album, juste des bons textes et des bons auteurs. Clara Luciani, c’est une artiste complète. J’ai entendu évidemment ce qu’elle avait fait et tout de suite je me suis dit qu’elle avait des talents d’auteur. Jeanne Cherhal ne m’aurait pas offert ce texte (La jeune fille en feu, NDLR) si un jour Dabadie ne m’avait pas écrit Femmes, je vous aime. L’abus des femmes, c’est un problème éternel, maintenant on en parle plus qu’auparavant et il le faut. Son mérite à Jeanne est d’avoir traité un sujet grave tout en restant dans le créneau d’une chanson populaire. J’ai toujours pensé que tout peut être mis en chanson encore faut-il trouver le moyen de le faire. Il faut que ça reste une chanson avant un manifeste ou un discours.
Julien Clerc Terrien (Play Two) 2021Par : Patrice Demailly