Acteur de la scène musicale ouest-africaine depuis qu’il a installé son studio à Bamako en 2001, l’ingénieur du son et multiinstrumentiste français Manjul œuvre inlassablement au rapprochement du reggae et de l’Afrique. Douba, troisième volet de ses travaux baptisés Dub to Mali, parvient à une symbiose musicale aboutie.
La métaphore lui tient à cœur et décrit sa « vision » du projet musical qu’il a entamé au début du siècle à Bamako : à travers cette série d’albums intitulée Dub to Mali, Manjul évoluerait dans cette « zone de confluence » où le reggae, imaginé comme un des bras du fleuve Afrique dont il se serait écarté en traçant son propre cours, s’apprêterait à rejoindre celui dont il est l’émanation.
S’il a donné à chacun des volumes une couleur différente, pour former un ensemble vert-jaune-rouge, il précise aussitôt que ce n’est pas « spécifiquement » lié au triptyque emblématique des rastas, ni au drapeau malien, mais davantage au « processus de maturation » en trois « saisons » de… la mangue ! Le quadragénaire originaire du quartier populaire de Barbès à Paris, tombé dans la marmite du reggae à l’adolescence avant de partir faire ses armes dans l’océan Indien, a approfondi les relations entre les deux musiques avec lesquelles il vit. Il a trouvé les ressorts pour que le mariage soit non seulement naturel, mais qu’une complicité évidente se développe entre les deux cultures. « C’est ça que j’avais à l’esprit en arrivant au Mali et que j’entendais dans ma tête », dit-il au sujet des seize titres réunis sur Douba (douze pour la version en double 33 tours) issus de sessions organisées entre 2006 et 2011.
Sa démarche reflète l’évolution suivie plus globalement sur le continent par cette musique venue de Jamaïque : longtemps, Lucky Dube, star du reggae africain assassiné en 2007, a été le seul à mettre une forte dose d’Afrique dans son reggae. Depuis une décennie, les initiatives se multiplient, portées par des artistes du calibre de l’Ivoirien Tiken Jah Fakoly, qui ne sort plus sans son joueur de ngoni.
Le multi-instrumentiste Manjul.
La réussite de Manjul se situe sur ce terrain-là. Il n’y a qu’un à jeter un œil sur la liste des musiciens du cru qui ont participé aux enregistrements : ils sont une douzaine, habitués des lieux de longue date, à l’image d’Ahmed Fofana (« multiinstrumentiste traditionnel comme je le suis dans le reggae », précise le Français) ou de Zoumana Tereta, le plus illustre joueur de sokou décédé en 2017 qui fait grincer la corde de son violon peul et entendre sa voix sur Bana Magni.
Ils ont appris à redécouvrir leurs instruments, une fois les sons passés entre les mains de Manjul lorsqu’il se sert de sa console et de ses auxiliaires d’effet comme d’un instrument, pour sculpter de façon « instinctive et intuitive » ces versions qu’on appelle « dub » : un art du mixage quasiment codifié par les Jamaïcains Lee Perry et King Tubby durant les années 1970, devenu en soi un sous-genre du reggae, qu’il est le seul ou presque à décliner sur le continent africain avec Dub to Mali (hormis notamment Dub & Versions paru en 2014 sur le label allemand Glitterbeat alimenté par les artistes maliens comme Samba Touré).
Un cercle vertueux d’influences réciproques s’est mis en place autour du studio Humble Ark et de sa cour – la signification de Douba –, lieu d’échanges, de rencontres, tout comme le yard en Jamaïque ou lakou en Haïti. « Tout ce qui est enregistré émane directement de ce qui s’évoque dans la cour », assure le Bamakois d’adoption qui cultive ce « ping pong » permanent dont chacun tire profit.
Quarante ans après Survival, l’album de Bob Marley qui regardait vers l’Afrique et considéré comme un fait marquant dans la genèse du reggae africain, ce troisième épisode de Dub to Mali témoigne du chemin considérable parcouru. Et fait déjà, en la matière, valeur de référence.
Manjul Dub to Mali, Douba (Baco Records) 2019