Heureux d’avoir retrouvé les frissons de ses débuts durant la conception de son nouvel album Being, la star sénégalaise Baaba Maal explique avoir créé en toute liberté, guidé par la simple notion de plaisir et sans contrainte, au diapason de son partenaire Johan Hugo, producteur sans frontières musicales. Rencontre avec le chanteur bientôt septuagénaire, aperçu et entendu dans le blockbuster américain Black Panther : Wakanda Forever.
RFI Musique : Sept années séparent Being de son prédécesseur, The Traveller. Votre nouvel album a-t-il profité d’une gestation plus longue que prévu en raison de la pandémie ?
Baaba Maal : Le Covid a un peu aidé à l’écriture. Mais ça a commencé bien avant. Une bonne partie des premiers éléments de cet album sont venus à New York, dans un centre culturel où beaucoup d’artistes se rencontrent, font des échanges, de la peinture, de la musique. Une petite communauté. On a séjourné deux ou trois jours dans une chambre là-bas avec quelques éléments de musique venant de Johan Hugo (producteur du nouvel album et du précédent, NDR), quelques idées de moi, et on a commencé à enregistrer quatre chansons avec deux de mes musiciens –mon batteur jouait d’ailleurs sur le sol avec des bouteilles pour faire le rythme ! Et après la dernière édition, avant le Covid, du festival Blues du fleuve, chez moi à Podor, quand tout le monde était parti, on a continué. Je confesse qu’à ce moment-là, on écrivait des chansons, pas pour un album, mais tout simplement pour le plaisir d’écrire.
En quoi cela change-t-il quelque chose ?
Ça me ramène à mes débuts. Avec mon ami Mansour Seck, c’est comme ça qu’on faisait. Chaque fois qu’on a le temps, on sort les instruments, l’après-midi, le soir après le diner. On s’assoit, on compose. On fait de la musique parce qu’on veut partager certaines émotions, certains sentiments, certaines mélodies, certains rythmes. Il n’y a pas la pression du temps, de la maison de disques qui dit qu’elle veut telle ou telle direction. L’industrie n’existait pas dans ma tête au moment d’écrire cet album. On laisse couler, comme la goutte d’eau qui tombe au Fouta-Djalon en Guinée et constitue le point de départ du fleuve Sénégal qui va se jeter à Saint-Louis dans l’océan. Par exemple, le dernier titre de l’album Casamance Nights aurait pu durer vingt minutes !
Sur cet album, vous mettez aussi en valeur les talents de jeunes artistes, comme le rappeur sénégalo-mauritanien Paco Lenol ou la chanteuse Rougi. Au-delà de leurs qualités artistiques, qu’est-ce qui vous attire chez eux ?
J’aime les gens téméraires, qui n’ont pas peur. La première fois que je suis entré en contact avec ce que faisait la jeune Rougi, c’était une de mes chansons les plus mythiques qu’elle avait reprise. Il n’y avait que de la voix, aucun instrument. Ce n’est pas facile. Elle était même allée plus loin que mes harmonies à moi ! Et elle s’était fait filmer sur une place ouverte, montée sur un cheval, avec tout un accoutrement : des bottes, un chapeau de paille sur la tête… D’habitude, on ne voit pas ça chez les femmes. Elle n’est pas consciente de son talent qui est naturel, brut. Donc, il fallait lui donner une opportunité et on l’a appelé pour lui demander si elle voulait participer au morceau Boboyillo.
Est-ce aussi pour cette raison que vous avez choisi de retravailler avec le Suédois Johan Hugo du groupe britannique The Very Best, qui avait déjà produit votre précédent disque ?
C’est vrai qu’il est téméraire. J’aime aussi son ouverture d’esprit vers d’autres courants musicaux, d’autres communautés. Il n’a pas peur d’aller vers eux. J’aime bien les gens qui savent enlever leur costume d’Européen, d’Asiatique, d’Africain pour être simplement musicien et considérer l’autre musicien comme un parent. C’est lui aussi qui a fait le lien pour Black Panther avec le compositeur Ludwig Göransson – je pense qu’il doit y avoir une connexion entre la Suède et moi ! Ils ont la même approche, et le même comportement avec les musiciens. Ils savent respecter, écouter et vous mettre à l’aise.
Comment Ludwig Göransson a-t-il pris connaissance de votre musique, que l’on entend dans les films Black Panther et Black Panther : Wakanda Forever, où vous apparaissez d’ailleurs à l’écran ?
On a voyagé dans tout le Sénégal ensemble. Je ne lui avais pas dit – et je pense que ce n’était pas honnête de ma part – qu’il allait arriver au moment où je devais partir en tournée. Il ne s’est même pas reposé, car on prenait aussitôt la route pour jouer à 600 kilomètres de Dakar. On l’a emmené pendant dix jours de village en village. L’Afrique des profondeurs, où on fait des concerts avec des groupes électrogènes.Ça en valait la chandelle parce que ça lui a permis, au-delà même de regarder nos concerts, de voir le cérémonial qui existe entre l’artiste et son public, comment les gens nous accueillent, comment on passe la journée ensemble, l’heure à laquelle débute le concert, les gens qui arrivent à 2 heures, sans se presser, pour écouter de la musique tranquillement jusqu’à 5 heures du matin. Il avait les yeux grands ouverts.
À l’écoute de votre album, on a parfois l’impression d’être dans l’univers Black Panther. Y-a-t-il une porosité entre les deux projets, en termes d’influences ?
Les percussions ont été enregistrées chez moi. J’ai tout organisé pour Ludwig, pour qu’il puisse avoir les six tamas, les djembés, les sabars. Ce sont des musiciens avec qui je joue depuis plus de trente ans que l’on entend. Quelque part, c’était là, mais je ne pouvais pas l’apprécier tant qu’il n’y avait pas eu ce film. Donc il y a peut-être une interaction entre ce qu’on fait dans Black Panther et ce qui s’est retrouvé dans l’album.
Le Sénégal a perdu récemment l’un de ses plus illustres ambassadeurs musicaux : Ismaïla Touré, cofondateur de Touré Kunda. Quel regard portez-vous sur la contribution de ce groupe ?
Ismaïla était quelqu’un qui m’aimait beaucoup, qui m’a beaucoup conseillé. J’ai parlé avec son frère Sixu pour dire que je compatissais à sa douleur pour cette perte. Quand j’étais de passage en France à Nancy dans les années où eux commençaient, un de mes amis avait acheté des billets pour qu’on aille au concert de Touré Kunda. Quand je les ai vus sur scène, je me suis dit : ils sont en train de me montrer le chemin que je dois emprunter pour faire de la musique. Ils ont été des précurseurs par rapport à ce que nous faisons jusqu’à présent et que des jeunes sont en train de perpétuer. Ils ont ouvert les portes de la world music. Ce qu’ils ont fait reste gravé dans nos mémoires.
Baaba Maal Being (Marathon Artists) 2023
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Par : Bertrand Lavaine