Réputé pour ses talents d’arrangeur et auteur de quelques titres avec lesquels il a rencontré un grand succès sur la scène ivoirienne au cours des dernières années, le chanteur et musicien Ariel Sheney incarne la relève du coupé décalé. Portrait d’un artiste au-dessus duquel plane le souvenir de DJ Arafat, entre ombre et soleil.
Sur la pelouse du stade de l’Institut national de la jeunesse et des sports d’Abidjan, en cette fin de matinée nuageuse, Ariel Sheney fait des allers-retours entre la grande scène et les installations de sonorisation. « Étant ingénieur du son moi-même, je fais attention à tout qui va sortir des baffles », explique l’artiste aux multiples casquettes, qui dirige avec sérieux le soundcheck et confie avoir « un œil sur tout ». Cette nuit, il sera l’une des têtes d’affiche de la première soirée de l’édition 2021 du Femua, le Festival des musiques urbaines d’Anoumabo organisé par Magic System.
Sur la setlist du chanteur multiinstrumentiste (piano, batterie, percussions), en attendant son second album prévu en 2022, il y a bien sûr l’incontournable Amina, dont le succès fulgurant en 2019 avait suscité des doutes en raison de la rapidité avec laquelle le clip avait atteint la barre des cinq millions de vues – aujourd’hui plus de trente millions. C’est aussi l’occasion de tester, en toute fin de show, le dernier-né de son répertoire. Hautement symbolique, tant pour lui que pour le milieu du coupé décalé.
Collaboration posthume avec DJ Arafat
« Je ne peux pas partir sans faire ce que je vais faire maintenant. Parce qu’en réalité, je ne serais jamais ici, à tenir ce micro, sans lui », explique-t-il avant que résonnent les premières notes de Tala N’Dilé, collaboration posthume avec DJ Arafat, l’enfant terrible de la musique ivoirienne décédé en 2019 à 33 ans. « On chante ensemble avec le vieux », lance-t-il au public stoïque sous la pluie battante, désignant avec respect, mais sans le nommer celui qui fut son modèle puis son mentor.
Quand il a retrouvé dans le disque dur de son ordinateur ce morceau qu’ils avaient commencé plusieurs années avant que leurs chemins se séparent, il en a eu « les larmes aux yeux ». Terminer ce travail en commun s’imposait à lui pour rendre hommage à son aîné, mais encore fallait-il éviter nombre d’écueils, pour l’essentiel sur un plan extra-artistique.
Habile, et afin de respecter la hiérarchie, Ariel a trouvé la bonne formule : la voix du maître sur l’instru de l’élève, lequel peut de ce fait se prévaloir du titre d’« héritier ». Il s’est aussi occupé des « petits quiproquos à régler contractuellement » et a attendu « le moment opportun » pour sortir ce titre, difficilement imaginable un an plus tôt lorsqu’il se livrait à un grand déballage pour régler ses comptes ouvertement avec la Yorogang, le clan Arafat, sur La Colère du lion.
Exclu de ce collectif du jour au lendemain tel un paria alors qu’il avait jusque-là le statut de protégé dont on encensait les qualités, Ariel Sheney a payé le prix fort pour avoir préféré, fin 2017, l’offre de Sony (dont il s’est depuis affranchi) plutôt que celle de son compatriote afin de développer sa carrière.
La rupture, violente, a laissé en lui des traces profondes. Rien ne lui a été épargné. L’épisode douloureux a été vécu comme une injustice, même si le psychodrame entretenu par les uns ou les autres et dont la planète « coupé décalé » s’est montrée friande, à l’image de ce qui se joue aussi sur le théâtre de la rumba congolaise, ne l’a pas empêché de poursuivre son ascension.
Galère et premiers pas
Pour ce fils de pasteur-saxophoniste, la musique s’apparente à une vocation quasi sacerdotale, qui a nécessité parfois des choix lourds de conséquences. C’est le prix de la passion qu’il assume quand, élève de terminale, il passe un casting pour intégrer l’orchestre de la RTI (Radiodiffusion Télévision ivoirienne) au lieu de privilégier une épreuve du bac le même jour.
Pendant deux ans, son père ne lui parle plus. Il évoque aussi les « épreuves » qui l’ont forgé, en particulier lorsqu’il se rend au Togo en 2011 au moment où son pays s’enfonçait dans la crise postélectorale, synonyme d’inactivité pour les musiciens nombreux à s’exiler : « Quand je suis arrivé, l’ami qui m’avait proposé de le rejoindre était parti au Bénin. Je me suis retrouvé tout seul avec une pièce de 500 francs CFA à la gare. J’ai créché pendant deux ou trois jours au marché », raconte-t-il. La « galère » devient moins pesante après qu’un bar le recrute comme pianiste. « C’est à cette époque que j’ai commencé à faire du son », se souvient Ariel.
De passage à Lomé, DJ Arafat reconnaît le membre de l’orchestre qu’il a croisé sur les plateaux de la RTI pour l’émission Podium et à qui il avait demandé ensuite de l’accompagner en live. Il l’incite à retourner à Abidjan, car il a besoin de ses compétences. Revenu en Côte d’Ivoire, le jeune musicien se met d’abord au service de Molare, pionnier du coupé décalé, Debordo Leefunka et Kedjevara, avant que celui dont il interprétait les chansons à ses débuts ne tienne sa promesse et le fasse entrer dans la Yorogang. Ses talents d’arrangeur lui assurent d’emblée un rôle majeur, et un ticket de sortie personnel lui est donné dès 2015 pour son premier album Dis-moi Master.
Un cap est franchi en 2017 avec Ghetto. « C’est ce morceau qui m’a internationalisé », souligne-t-il. On l’appelle pour qu’il vienne se produire au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Cameroun, au Bénin, en Guinée… sans oublier la France, pays de naissance du coupé décalé à l’époque de son « président » Douk Saga.
La reconnaissance de son talent se manifeste aussi la même année aux Awards du coupé décalé, où il remporte plusieurs prix, à la plus grande joie de son parrain DJ Arafat. Quelques mois plus tard, la belle amitié entre les deux hommes vole en éclats et ajoute de la division à un mouvement artistique déjà miné par les rivalités et autres conflits d’ego.
Leur réconciliation en musique, immatérielle, à l’initiative d’Ariel Sheney, témoigne autant d’une démarche sincère que d’une envie de tourner la page, d’apurer le passé. Se libérer d’un poids, pour avancer enfin à son rythme.
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Par : Bertrand Lavaine