Dans un style qui mêle traditions millénaires et sonorités électro, la chanteuse Djely Tapa entreprend une synthèse de ses univers dans son deuxième album Dankoroba. Descendante d’une longue lignée de griots au Mali, cette Canadienne d’adoption assume aussi ses influences occidentales.
La griotte qui rêvait de devenir pilote d’avion. Tel pourrait être le titre de la biographie de Djely Tapa. Née dans la ville malienne de Kayes à proximité du Sénégal, au sein d’une famille gardienne des traditions mandingues, elle voyait dans les trajectoires de ces engins à travers le ciel l’expression d’une liberté, une notion dont elle a fait un des fondements de sa démarche.
Au Canada, elle a trouvé une terre qui s’accorde avec sa personnalité de pionnière du XXIe siècle, et une énergie propice à se lancer dans une conquête de l’ouest musical. Quand elle a franchi le pas avec un premier projet personnel en 2019, elle a pu compter sur un complice sur la même longueur d’onde, le réputé DJ tchadien AfrotroniX, pour concrétiser ses idées et formaliser cet « afro-futurisme » qu’elle revendique.
Barokan a produit son effet, ouvert des portes, obtenu des distinctions, et mis sur le chemin de Tapa un autre producteur réalisateur de renom au Canada : Jean Massicotte, connu pour son travail avec des artistes tels que Pierre Lapointe, l’Américano-Mexicaine Lhasa ou encore le Français Arthur H. Dès leur première tentative sur le morceau Biriko Spirit, ajouté à la version Deluxe de l’album en 2020, la chanteuse a compris qu’il était le partenaire idoine pour « développer [ses] idées, les approfondir » sur un deuxième album. « J’avais besoin de différences de culture pour amener cette dualité qui est en moi« , explique-t-elle.
Instruments traditionnels
Au Mali, pendant un mois, elle a réuni la matière première des douze morceaux de Dankoroba. « Avec Caleb Rimtobaye (AfrotroniX, NDR), nous nous étions inspirés des instruments du Mali avec des sons synthétisés. Cette fois, je voulais les avoir vraiment, et qu’on sente l’attachement à mes origines« , précise Djely Tapa. Quelques spécimens rares, sinon en voie de disparition, se font entendre, tels que le sokou, cousin du violon, ou encore le n’dan, avec ses six cordes et autant de manches. A son retour de l’autre côté de l’Atlantique, assise à côté de son binôme, elle lui a laissé la liberté de proposer ce qu’il entendait, quitte à découper certains rythmes, les remonter, les juxtaposer, les transformer…
Cette propension à accepter une forme de distance musicale avec ses racines – qu’elle partage avec son compatriote invité Vieux Farka Touré entendu il y a deux ans avec le groupe de rock psyché texan Khruangbin – lui vient de sa mère, assure-t-elle. »Ne te ferme pas« , lui a répété Kandia Kouyaté, une des chanteuses traditionnelles les plus respectées du Mali, à laquelle elle rend hommage dans Maman, pour la remercier pour ses encouragements permanents. « Dans notre dialecte, on dit que prendre soin d’un enfant est plus important que le mettre au monde« , explique Djely Tapa. Même si cette dernière se dit « chanceuse d’avoir une mère musicalement très ouverte« , les deux femmes ne se retrouvent pas forcément, en particulier sur l’électro, question de génération. « L’essentiel, c’est de savoir si ce que tu es en train de faire va servir : est-ce que ta musique va faire du bien à celui qui l’écoute ? Est-ce que ça va le faire réfléchir« , ne cesse de lui rappeler la figure maternelle.
Femmes puissantes
Le message est passé, et Dankoroba porte de nombreuses traces de cette volonté d’exposer une certaine vision du monde. A commencer par la chanson titre, qui évoque les sumusso, ces femmes puissantes et influentes de l’Empire mandingue. « Je suis l’héritière de femmes de pouvoir, de femmes éclairées qui défont les intrigants », chante celle qui a aussi mis en lumière des personnages féminins de la glorieuse histoire du Mandé sur la version acoustique d’Alou Maye pour laquelle le reggaeman ivoirien Tiken Jah Fakoly, ami de longue date, l’a invitée en début d’année.
C’est un passé moins lointain et plus personnel qu’elle convoque dans Ndö. Cette chanson la poursuit depuis l’enfance, raconte-t-elle en substance : le souvenir de ce garçon de l’école coranique, enfant des rues qu’on appelle talibé au Sénégal et alimoudo dans sa région du Mali, qui venait chaque midi dans sa famille pour y demander de la nourriture. Il avait sensiblement le même âge qu’elle. « Je n’ai jamais oublié la tristesse que j’ai sentie dans ses yeux« , confie Djely Tapa. « C’est quoi, la faute ? La pauvreté ou la cupidité ? Manque d’éducation ou manque de vision ?« , interrogent les paroles du morceau qu’elle y consacre. À travers ce cri du cœur, qui dit ses préoccupations, s’entrevoit l’une des raisons qui l’a amenée à accepter, il y a vingt ans, la responsabilité d’être la griotte de sa communauté à Montréal : contribuer au bien-être collectif en jouant un rôle social, dans son art et au-delà.
Djely Tapa, Dankoroba (Disques Nuits d’Afrique / Believe) 2024
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Par : Bertrand Lavaine