En juin dernier, la chanteuse de jazz, aux créations clownesques et poétiques, Leïla Martial lançait un « appel pour une écologie de la musique vivante », signée par des grands noms de la blue note hexagonale. Si cette tribune s’impose comme un bol d’air salutaire, à l’issue du confinement, elle ne saurait être isolée. Avant elle, des groupes comme Tryo ou Shaka Ponk se sont engagés sur cette voie. Peut-on, alors, rêver d’un grand jardin musical à réinventer ?
Il aura fallu la bulle apaisée d’un confinement pour que Leïla Martial, chanteuse d’un jazz aventureux, voix et esprit hors des sentiers battus, prenne le temps de coucher sur le papier ce qui lui tenait si farouchement à cœur. Pour cette funambule vocale, aux accents clownesques, nommée aux Victoires du Jazz 2020, les positions écologiques ne sauraient se limiter aux discours de circonstance des artistes.
Désormais, place aux actes. Si cette enfant des montagnes porte le respect de la nature dans ses tripes, depuis l’âge tendre, il aura fallu la lecture, au cœur de la crise sanitaire, du Plus grand défi de l’histoire de l’humanité*, signé de l’astrophysicien Aurélien Barrau, pour impulser son action : la rédaction d’un « appel pour une écologie de la musique vivante », en collaboration avec le guitariste Pierre Perchaud.
Déni et injonctions contradictoires
« Notre déni, en tant que musiciens, me saute aux yeux, déplore-t-elle. Nous diffusons la bonne parole, sans jamais nous poser la question de savoir de quelle manière nous la répandons. Par exemple, nous restons d’énormes consommateurs de transports aériens ». Publiée sur le site grandsformats.com, relayée par le média Reporterre, et signée par de grands noms du jazz hexagonal (Theo Ceccaldi, Thomas de Pourquery, Émile Parisien, Guillaume Perret, etc.), la tribune énonce ainsi : « L’écologie ne doit plus être considérée comme un label de bien-pensance, mais comme une pratique collective et un engagement politique. Nous devons transformer les usages de nos métiers (…). Chacun doit prendre sa part. »
Ainsi, dans une série de propositions adressées tant aux artistes qu’aux producteurs, diffuseurs, journalistes, attachés de presse, lieux, salles et festivals (« Il aurait été vain de faire porter l’entière responsabilité aux seuls artistes », note Leïla), le texte suggère, en vrac, de : cesser de se déplacer en avion dans les cas de dates isolées à l’étranger ; s’efforcer de se limiter à un vol long-courrier par an ; s’opposer à la clause d’exclusivité ; se munir d’une gourde sur les tournées ; limiter sa consommation de viande, etc.
D’emblée la chanteuse avise : « Je suis bien placée pour incarner ces injonctions contradictoires. Moi-même, j’adore partir à l’autre bout du globe pour rencontrer des populations éloignées de moi. Mais j’estime qu’il faut repenser le voyage… Qu’apporte-t-on au monde lorsqu’on va jouer une heure, de l’autre côté de la planète, pour des gens qui ressemblent à ceux devant qui on se produit ici ? »
Le bilan carbone de Tryo
Si cet appel s’impose aujourd’hui comme un bol d’air salutaire, certains artistes portaient déjà, de longue date, ces préoccupations au cœur de leurs pratiques. C’est le cas de Tryo, labellisé groupe écolo depuis L’hymne de nos campagnes, en 1998. En 2008, la bande menée par Guizmo et Manu avait demandé la réalisation d’un bilan carbone sur trois mois de tournée, en suivant la méthode de l’Ademe. Résultat ? Leurs concerts généraient 134 tonnes équivalent carbone (soit autant qu’une voiture qui aurait parcouru 3,3 millions de kilomètres), dont 120 tonnes rien que pour le transport des spectateurs. Pour réduire ces tristes chiffres, le groupe avait créé une plateforme de covoiturage, instauré des navettes à disposition du public, des parcs à vélos, etc. De même, il a aussi opté pour le tri sélectif dans les loges, imposé les repas locaux, les gobelets et couverts réutilisables…
Près de dix ans plus tard, le groupe Shaka Ponk créait, quant à lui, un collectif d’artistes engagés sur l’écologie, The Freaks, avec entre autres, Matthieu Chedid, Zazie, Vincent Delerm, Albin de la Simone, Thomas Dutronc, etc. Sur le site the-freaks.fr, l’initiative regroupe tous les gestes écologiques vertueux, à adopter au quotidien. Outre-Manche, la révolution écologique dans la musique s’enclenche aussi. Elle passe notamment par le collectif Musicdeclares, porté par Radiohead, Massive Attack, Brian Eno ou Caribou.
En Grande-Bretagne, toujours, côté « musique classique », l’association des orchestres britanniques a publié une étude, avec le concours d’une ONG, sur le bilan carbone de 40 orchestres. Le verdict se révèle alarmant… Un orchestre émet ainsi 8600 tonnes de CO2 par an. Du coup, l’association a lancé une charte verte, avec des préconisations : suppression du plastique, mise en place de navettes, etc. Parmi les formations britanniques, l’Orchestre de l’Âge des Lumières a, lui, choisi d’effectuer sa tournée, entre la Pologne et la Hongrie, en train.
Repenser le récit de l’artiste « star »
Mais ces considérations essentielles sur l’écologie impliquent aussi de repenser fondamentalement l’écosystème de la musique. Ainsi, Leïla Martial prône une relocalisation des musiciens, des circuits courts, des « résidences » plus systématiques et plus longues sur des territoires donnés, etc. Car l’ensemble de la chaîne des activités musicales pourrait être soumis à la question…
Quid, en effet, des albums produits et vendus par millions qui échappent à toute filière de recyclage ? Quid des espaces de stockage sur Internet et du streaming, énormes pollueurs ? Des semi-remorques de tournées ? Des scénographies ultra-consommatrices d’énergie ? Des groupes électrogènes ? Des parkings bondés ? (Voir ici le focus de l’Irma).
Pour Leïla et ses acolytes, il est de même, de façon corollaire, grand temps de « repenser le récit de l’artiste ‘star’, avec son agenda qui déborde de concerts, les jauges toujours plus grandes, les salaires exponentiels… et de revaloriser le statut des artistes engagés et impliqués au niveau local. »
En écho, dans une tribune publiée par le quotidien Libération, intitulée La culture comme pétrole sur la pollution générée par le festival d’Avignon et, plus largement, par les grandes manifestations culturelles, la metteure en scène et dramaturge Barbara Métais-Chastanier s’insurge : « N’y a-t-il pas urgence à remplacer les valeurs virilistes de qui-a-la-plus-grosse (salle, scéno, tournée, production, équipe, jauge, durée, etc.) par des valeurs plus fragiles d’interdépendance, de justice environnementale, d’écologie sociale… ? »
Parmi d’autres, Leïla Martial sème donc les premières graines d’un jardin musical à revisiter, à réinventer. Pour que le monde de la musique préserve la planète et agisse au diapason des valeurs qu’il véhicule.
*Michel Lafon, 2019,143 p.Par : Anne-Laure Lemancel