Certains pays peinent à faire entendre leurs voix sur la mappemonde musicale, alors même qu’ils détiennent un vivier d’artistes talentueux. C’est le cas de la Guinée-Bissau qui fut l’invitée d’honneur du FEMUA 16 qui se tenait en mai dernier à Abidjan. De dignes ambassadeurs s’étaient alors déplacés : Eneida Marta, As One, Sambala et Patche di Rima… De quoi révéler à la face du monde les sons pluriels de ce petit pays lusophone.
L’image est symbolique. Sur la grande scène du FEMUA 16, en mai dernier, A’Salfo, leader de Magic System, grand manitou de cet énorme festival ivoirien, serre la main d’Augusto Gomes, ministre de la Culture de Guinée-Bissau. Non content de développer une thématique spécifique — pour cette édition, « la santé mentale des jeunes », la manifestation se place aussi sur l’échiquier diplomatique, en invitant chaque année un pays. Toute une délégation de ce petit territoire lusophone de deux millions d’habitants, coincé entre Guinée et Sénégal, s’est donc déplacée à Abidjan, pour révéler, à la face du continent africain et du monde, la richesse de leur culture et faire résonner la diversité de leurs musiques.
Il y a d’abord la chanteuse iconique Eneida Marta, installée au Portugal, l’un des fers de lance du renouveau des traditions bissau-guinéennes. Il y a aussi le rappeur-lover à succès As One qui, après des années passées à exprimer sa révolte sociale, en créole, s’est mis « en retrait de ses engagements » pour se « concentrer sur l’amour ».
Il y a enfin le doyen et griot Sambala, surnommé « le grand éléphant » de la musique bissau-guinéenne, qui faillit connaître une carrière internationale dans les années 1990, stoppée net par la guerre civile. Un patrimoine vivant, qui ne cesse de rappeler le rôle essentiel de son pays, « berceau de la kora et du balafon » dit-il, dans la création et l’essor de la culture mandingue.
Pourtant, en dépit de cet héritage précieux, si les autres pays lusophones – le Brésil en tête, mais aussi l’Angola, le Portugal ou son homologue le Cap-Vert – se sont taillé la part du lion sur la mappemonde musicale, la Guinée-Bissau, l’un des pays les plus pauvres de la planète, peine à faire entendre ses voix.
« Nos dirigeants ne se préoccupent pas de promouvoir nos musiques », déplore Sambala. « Parmi nos richesses — noix de cajou, pétrole, poisson, bois, etc., le gouvernement ne prend aucunement en considération nos cultures et traditions… », abonde Eneida. « Et pourtant, elles sont très riches. Nous avons un potentiel fort, avec plus de trente dialectes, trente ethnies avec chacune sa manière de chanter, de se vêtir… », renchérit As One.
Le sikó, nouveau langage musical
« Contrairement à ce qu’il se passe au Cap-Vert, nos dirigeants n’ont jamais compris que nos cultures et musiques pouvaient être un levier de développement économique… » Voici les paroles de Patche di Rima. « PATCHE », pour Progresso, Ambição, Trabalho, Competencia et/ou criatividade, Humildade et Esforço*1, et « di Rima » (« de la rime ») pour son passé de rappeur : soit un nom de scène pour le plus fervent ambassadeur de la culture de son pays.
À Abidjan, ce chanteur (auteur-compositeur de trois disques) et homme d’affaires, dirigeant et fondateur du label Guiguy Records, de l’Agência Guineense de Imagem (AGI) et de Bissau Media Group, animateur, ne ménage pas ses efforts — contacts réguliers avec des journalistes, des officiels, activisme quotidien, pour diffuser son message : la valorisation de la musique de son pays.
Sur la grande scène du FEMUA, ce Parisien d’adoption, créateur de l’hymne des 50 ans du PSG, On est là (« Paris est magique ! », clame-t-il à l’envi), apparaît en entertainer charismatique, en showman débonnaire, une sorte de B-Boy à l’énergie solaire et contagieuse, qui n’hésite pas à prendre des bains de foule dans les nuits abidjanaises.
Son tour de force ? Créer une musique moderne, urbaine, à partir d’un mix de rythmes traditionnels de Guinée-Bissau — gumbe, tina, singa, afrobeat, zouk, kizomba… D’ailleurs, sa potion possède un nom : le « sikó ». « Ce concept musical reflète une manière de vivre, une attitude positive, réaliste et visionnaire…, récite-t-il. Pour survivre dans le business et devenir durable, tu dois créer ton propre genre… »
Dans les années 2000, il commence sa carrière par le rap, avant de comprendre que les véritables trésors se trouvent là, sous ses doigts, dans ses traditions. Ce fils d’un maçon et d’une domestique propriétaire d’un petit restaurant, naît et grandit dans la capitale Bissau, quartier Reno di N’djaka, célèbre pour la multiplicité de ses ethnies et de ses religions, havre du palais du roi et emblème de la population bissau-guinéenne.
Dans l’établissement de sa mère, il pousse, biberonné aux musiques traditionnelles, qu’il chante dès l’enfance, en toutes circonstances, pour consoler sa famille, en particulier la tina et le gumbe, qu’il défend âme et corps.
Honorer ses racines
La tina, style musical joué par des groupes de femmes à l’aide de calebasses à eau, tirée d’une organisation sociale matriarcale, le Mandjuandadi, constitue selon lui le socle de la population bissau-guinéenne. De même que le gumbe, mix savoureux de différents rythmes — tina, tinga, brocxa, kussundé, djambadon, kundéré, qui rythme et accompagne la vie sociale (naissance, mariage, décès, etc.).
« On chante quand on est heureux, quand on est triste…C’est une manière de galvaniser notre âme, d’exprimer nos beautés, de nous donner de la force, de raconter notre ‘guinéité’ », explique-t-il. Et entre deux bouts d’interviews, il joint le geste à la parole en se lançant à gorge déployée, avec un bonheur gourmand, dans des chansons traditionnelles, avec des rythmes frappés à pleines paumes sur un coin de table.
Dans son retour aux racines, à l’âme de son pays, au fil de recherches sur les organisations traditionnelles Mandjuandadi, Patche di Rima a sorti un disque intitulé Tina Medley, autour d’une roda de tina (2) qui réunit des chercheurs, des poètes, des artistes, des sociologues.
Et quel que soit le coin du globe où il se trouve (il habite à Paris, mais a aussi résidé en Irlande du Nord), il porte toujours en lui son petit coin de terre. « En réalité, je me trouve en Guinée-Bissau, à chaque heure de ma vie : ma base, mon élément. Chaque geste que je fais, chaque note que je chante, reflète mon pays. Même à l’extérieur, je reste en mission… », décrit-il.
Et c’est bien de cette mission dont il s’agit au FEMUA : dévoiler au public, avec ses complices, Eneida Marta, As One et Sambala, l’essence musicale de son pays. « Elle connaît à l’heure actuelle une dynamique positive, dont je suis très fier. Elle gagne sa place dans le monde, avec de nouvelles vibrations, de nouvelles préoccupations… Mais ces valeurs d’aujourd’hui doivent absolument porter en leur sein les musiques de nos racines, pour préserver notre mémoire collective », conclut-il… Tout un combat !
(1) Progrès, Ambition, Travail, Compétence et/ou créativité, Humilité, Effort
(2) Assemblée de musiciens disposés en rond
Par : Anne-Laure Lemancel