Dix ans. Dix ans que Rocé, icône du rap français, n’avait pas commis de disque. Et le voici de nouveau avec Bitume, un opus engagé et gonflé à bloc, nourri d’une saine colère mais vibrant d’espoir. Croiser Rocé, c’est prendre une leçon d’humanité et de rap… Rencontre dans son « laboratoire », son studio, perché sur les hauteurs de Ménilmontant.
RFI Musique : Voilà dix ans que vous n’aviez pas sorti d’album. Vous avez pourtant multiplié les projets… Racontez-nous !
Rocé : Ces derniers temps, j’ai été très accaparé par mon projet Par les damné.e.s de la terre (sorti en 2018, ndlr), qui compile 24 chansons contestataires du monde francophone, de 1969 à 1988, bandes-son des luttes ouvrières et/ou de décolonisation. Une aventure chronophage, qui a énormément résonné à l’international. Et puis, j’ai coécrit pour Arte Saveur bitume, une série sur le rap, via son aspect militant. Au fond, il y a toujours cette conscience, cette posture politique dans le hip-hop. J’ai aussi sorti un EP, sans enjeu, pour me remettre en selle, Poings Serrés, en 2021.
Dans quel état d’esprit avez-vous abordé cet opus ?
Après cette période de prolifération, j’avais besoin de me recentrer. Pour moi, rapper, c’est la base, le sens, l’essence, le carburant. Et quand le jerrican est vide, il faut le remplir à nouveau. Le rap, c’est ma carte mère, et sans elle, les autres circuits grillent. Alors, pour la rebooster, j’ai dû me replonger dans cet écosystème, reprendre régulièrement le chemin du « labo », switcher dans ma tête pour que la composition redevienne un automatisme, écouter des tonnes de musique pour nourrir mes influences, d’Ornette Coleman à Hornet La Frap, etc.
Pour vous, le rap requiert-il un entraînement régulier ?
Oui ! C’est un sport de combat qui nécessite une pratique quotidienne. Sans elle, tu te ramollis, tu rouilles ! Cette discipline requiert une dextérité dans le flow, dans la métrique, dans l’écriture pour trouver des punchlines : une virtuosité de langue et d’esprit, à muscler sans relâche !
En tant que rappeur historique, comment parvenez-vous à rester « dans le game » ?
Cette question nous appartient, mais la seule qui compte reste : est-ce que tu rappes encore ? Et est-ce que ça te fait toujours kiffer ? Personnellement, plus je rappe, plus je kiffe ! Mais vous savez, je ne décortique pas ma pratique. L’analyse, c’est un tue-l’amour. L’amour, c’est l’action. L’amour, c’est plonger à pieds joints dans le hip-hop et se laisser happer par l’abîme avec ravissement. Quand je tombe dans la musique, sans rien qui me retienne, je me sens étrangement vivant. D’ailleurs, sur ce disque, j’ai davantage mis l’accent sur l’énergie, j’ai favorisé le « lâcher-prise »… J’ai choisi parmi une multitude de morceaux. Avant, je prenais ce que j’avais, car j’écrivais avec une conscience scrupuleuse. Mais, dans tous les cas, quelle joie de créer un univers de toute pièce !
Cet album s’intitule Bitume… Pourquoi ?
Comme cela faisait dix ans, je voulais repartir de la base, du bitume, de ce terrain de danse, de jeu, qui vit l’éclosion du hip-hop. Pour moi, le bitume évoque le « Boom Bap », la solidité, l’ancrage, les repères tangibles et concrets dans un monde toujours plus mouvant et évasif… Et puis, il y a des fleurs aussi qui transpercent le bitume. Le hip-hop en est un exemple…
Qui sont ces « dragons en papier » qui « crachent du feu mais se brûlent avec », dans votre premier titre ?
Par cette allégorie, je désigne cette jeunesse débordante d’une énergie qu’elle ne parvient pas à canaliser, dans un monde où les projets de société ne leur correspondent pas… Du coup, ils placent beaucoup de violence dans des rixes, dans des émeutes urbaines, dans la délinquance – autant de flammes qui se retournent contre eux – au lieu de s’attaquer avec méthode et vigueur à nos ennemis communs.
Dans Il pleut dans ma tête et Je sais je sais, vous semblez partager d’amers constats d’échec…
J’y développe une culture du loser magnifique. Magnifique parce qu’il se bat. Je salue la noblesse du combat, nécessaire à toute victoire. Il faut savoir lutter, être prêt à mourir debout, pour envisager un futur plus serein. Alors oui, bien sûr, sur cet album comme sur les précédents, je révèle ma colère contre l’État, le gouvernement, la société… J’ai même l’impression d’être atteint du syndrome de la Tourette, avec ma litanie de gros mots : « aliénation », « capitalisme », « racisme », etc. La rage est là, certes, mais au final, on en fait quoi ? Je trouve aujourd’hui que le rap, le cinéma, les séries, se contentent de constats accablants, d’une description du monde désespérée. Alors que dans les années 1990, le hip-hop délivrait des messages optimistes. J’aime cette philosophie. Les constats se révèlent nécessaires. Mais concrètement, comment on les surpasse, comment on avance ?
Avec le Champ des possibles, Nos victoires ou Rien n’est impossible, vous laissez en effet une large place à l’espoir…
Oui, un système d’aliénation a été mis en place, qui te laisse croire que tu as un mur infranchissable devant toi, alors qu’il y a peut-être un chemin détourné que tu n’oses pas envisager. Nous vivons une époque qui nous cloisonne, chacun avec nos propres disquettes. Nous subissons une sorte de soft power du désespoir : une impasse, un storytelling inventé par une poignée de personnes qui veulent conserver leurs privilèges, et que surtout rien ne change…Pour porter l’introduction du titre Nos victoires, j’ai choisi l’acteur Slimane Dazi, mon pote d’enfance. J’aime sa mélancolie de guerrier, adaptée à la situation.
Vous dites qu’il faut ‘changer le système’… Mais est-ce que ce n’est pas un vœu pieux ?
Sûr qu’énoncé comme cela, je parais réinventer l’eau tiède (rire… jaune). Mais il faut une méthodologie concrète. Il faut savoir s’inspirer des « damné.e.s de la terre », des luttes d’émancipation des années 1970. Il faut recréer cette fraternité entre les opprimé.e.s. Il faut réveiller le feu et l’énergie avec de l’organisation. Dans les livres, à l’école, on nous apprend l’histoire de cette minorité qui nous gouverne, mais très peu celle des syndicats, celle des victoires collectives, de la puissance du peuple…
Votre texte, Habitus, s’inscrit dans les manuels scolaires… Et vous-même, faites des médiations auprès de jeunes. Vous sentez-vous une responsabilité de transmission ?
Oui, je pense qu’il faut transmettre cette énergie. Nous n’avons moralement pas le droit de laisser en héritage ce monde ultra-chelou aux nouvelles générations. Nous devons lutter contre les incarnations du capitalisme, qui, elles, opèrent les vraies trahisons, en nous déversant dans le cœur des tonnes de désespoir. À la jeunesse qui pousse, il faut au contraire donner du soleil. Et je le fais par ce qui m’illumine, par mon arme et ma joie : le rap.
Rocé, Bitume, (2023) Hors Cadres
Par : Anne-Laure Lemancel