333, quatrième disque de la rappeuse française d’origine malgache Chilla, raconte sa séparation avec son ex, mais aussi l’aube d’un nouveau cycle de vie et de créations. L’occasion pour nous de remonter les fils qui tissent l’itinéraire de cette artiste résolument hors cadre.
Avant de sauter à pieds joints dans la création de son quatrième disque, 333, la rappeuse Chilla s’est offert une parenthèse enchantée, une bulle de respiration salutaire sur les terres de son père : Madagascar. « Après y être allée enfant et y avoir contracté un palu tellement puissant que ma mère n’a plus jamais voulu m’y ramener, j’y suis retournée en 2011 pour y rapporter les cendres de mon père. Et en 2022, on m’a proposé d’y faire un concert. Quelle joie d’y retourner grâce à cet art, ce legs de mon père ! », s’émeut la toute jeune trentenaire aux interminables cheveux noirs, posée sur une terrasse parisienne, calme et précise devant son thé matcha-latté glacé.
À la suite de ce show malgache, elle prend le large… Avec ses cousines, elle « descend » en voiture l’axe routier principal de la Grande Île, la RN7 jusqu’à Tuléar, avec des haltes dans des endroits « iconiques » – Antsirabe, le parc national de l’Isalo. Puis foule à nouveau la terre rouge, cette fois-ci dans le nord, vers Diego et la mer d’Émeraude. « Je ne m’étais pas accordée de vacances depuis six ans. Trop heureuse d’exercer mon métier, trop consciente de ma chance. Je ne sortais plus de mon studio, isolée dans ma bulle parisienne, absorbée par ma passion…, déplore-t-elle. Noyée dans ma vie hyperactive, déconnectée des éléments naturels au milieu desquels j’ai grandi, j’avais oublié l’essentiel : couper le téléphone, pour renouer avec le sommeil, me rallier au silence, à la nuit noire, me plonger dans la contemplation de couchers de soleil. À Mada, j’ai re-découvert le goût du voyage, et celui des rencontres… Autant d’états nécessaires à la création. »
Drame inaugural
Pour Maréva Ranarivelo, dans le civil, tout a été rapide : un succès fulgurant. Entre lac et montagnes, dans le cadre idyllique du pays de Gex, elle mène une enfance parfaite, à l’air libre, heureuse, si ce n’est cette énorme ombre au tableau, ce drame inaugural qui la prend aux tripes : la maladie de son père, puis son décès alors qu’elle n’a que 14 ans.
Est-ce pour sublimer cette déchirure qu’elle trouve refuge dans la musique ? Vissée devant MTV Base, biberonnée au reggae, au dancehall, au rap US, à la soul, avec pour étoiles Amy Winehouse, Bob Marley, Beyoncé, 50 Cent, Eminem, Youssoupha, Soprano, Diam’s, etc., elle suit des cours de violon au conservatoire, adore l’orchestre, mais déteste l’académisme et la discipline, qu’elle s’amuse à transgresser, comme ce système scolaire qui l’ennuie – déjà hors cadre.
Après le bac, qu’elle décroche de justesse, la voici à Lyon, alternant petits boulots et études de musique. À la guitare, elle chante des reprises de soul, et devient « chineuse boulimique » de rap français (1995, Caballero & Jeanjass…). Et puis un jour, ce défi lui traverse l’esprit : ses potes rappent…. Elle fera mieux qu’eux !
« C’était une question d’ego. Je ne me suis jamais sentie inférieure aux hommes. J’ai toujours été entourée d’amis, de partenaires incroyables, d’un père formidable… Je voulais juste jouer sur le même terrain qu’eux » se rappelle-t-elle. Un essai fructueux, qui satisfait son énergie, et lui permet de « cracher sa colère » : « Il n’existe pas de règles de bienséance dans le rap. Je peux exprimer mes états d’âme comme je le veux, de façon vulgaire, mélancolique, rageuse… »
« Rappeuse de campagne »
Après plusieurs premières parties, la voici repérée par les Toulousains Bigflo & Oli, puis propulsée sur l’émission de Skyrock, Planète rap. À cette occasion, le producteur Tefa (Diam’s, Sinik, Stromae, Vald, Rohff…) la remarque et la signe. Chilla est née. Chilla pour « chill », tranquille, bien que ses anxiétés latentes contredisent son nom d’artiste, sourit-elle aujourd’hui. Bientôt, elle collabore avec des artistes illustres, tels Fianso et Kery James.
Alors, où donc réside le secret de sa réussite précoce ? Peut-être dans sa façon agile de passer sans transition du rap au chant ? Dans sa manière de s’affranchir des cases ? Dans son métissage ? « Je suis une Malgache dans l’Ain, et une vazaha*1 à Tana, je maîtrise aussi bien la fondue savoyarde que le romazava*2… Et même dans le hip hop, je suis métisse : je ne viens ni de la cité, ni de la rue : je suis une rappeuse de campagne, avec mes problématiques, mes motifs d’insurrection – un père disparu, une mère au chômage, un frère en galère… », raconte-t-elle.
Et surtout, Chilla s’est fait repérer par le grand public grâce à ses deux titres féministes sur son premier disque Karma (2017), Sale chienne et Si j’étais un homme. Mais là encore, elle s’échappe du carcan et fuit le symbole. « Par ces titres, je répondais à des attaques ciblées, qui me visaient sur les réseaux sociaux : un coup donné, trois rendus… Mais au fond, je ne revendique aucun combat, je ne veux être la caution ni l’objet de personne. Je n’appartiens à nulle communauté, nul drapeau, et ne veux surtout pas être prise en otage par mes propres textes, s’insurge celle qui fut pourtant la marraine de Rappeuses en liberté, un tremplin pour le hip hop au féminin.
Elle précise quand même : « Au final, je me suis tiré une balle dans le pied, car le féminisme était bénéfique à mon business… Mais pour moi, il y a trop de femmes qui incarnent ce combat avec une sincérité profonde, pour me placer au cœur de faux-semblants, me coller à une tendance, uniquement pour vendre des disques. »
Lâcher-prise
Alors, de quoi retourne-t-il dans ce nouveau chapitre 333 ? Il y est question de rupture amoureuse, de chagrins intimes, de relations, de confidences, mais aussi de ruptures de vie, d’évolutions… « J’y évoque la scission, à 30 ans, avec les névroses qui agitent le début de nos vies d’adulte. Je me sens désormais plus apaisée. Pendant la première décennie de ma carrière, je me suis éloignée de ma spontanéité. À l’aube de ce nouveau cycle, j’ai l’impression d’avoir ingurgité assez de connaissances pour pouvoir lâcher prise, kiffer à nouveau, simplement, comme à 20 ans : me reconnecter avec une créativité pure », confie-t-elle.
Et ainsi apparaît-elle dans ses pistes, où s’invitent les rappeurs Disiz et Kobo : versatile, joyeuse, désenchantée, paradoxale, lumineuse… À l’image de sa génération ? Le disque s’intitule 333, pour 30 ans, 3 ans de relation avec son ex. « Un chiffre comme une bonne étoile, qui pousse à l’inventivité, un chiffre comme un renouveau propice aux initiatives, à l’acceptation de deuils à éponger… », conclut-elle. Sur de nouvelles bases, elle chemine désormais tranquille… Chill, Chilla.
*1 : une étrangère
*2 : plat typique malgache
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Par : Anne-Laure Lemancel