Le trio rock-blues-créole, Delgrès, célèbre depuis leur premier disque Mo Jodi, sorti en 2018, revient avec Promis le ciel, un troisième volet plus aérien, plus léger, plus pop. Avec l’espoir d’une créolité fluide et décomplexée.
Pour les interviews, ils répondent toujours tous les trois. Soudés. Inséparables. Delgrès, petit miracle rock-blues-créole forgé en 2018, avec leur premier disque événement, Mo Jodi, reste bel et bien cette hydre à trois têtes, où chacun joue sa partition, essentielle à l’ensemble.
Et ce jour, au sortir d’une semaine de résidence pour préparer la tournée de leur troisième chapitre, ces trois garçons dans le vent, Pascal Danaë au chant, au dobro et à la poésie, Baptiste Brondy à la batterie et Rafgee au soubassophone, s’affirment plus heureux que jamais de développer ce projet hors des sentiers battus, à la croisée de leurs chemins respectifs, où chacun se sent résolument « à sa place ».
« Au fil du temps, nous gagnons en fluidité, en simplicité… Entre nous, tout coule », confie Rafgee. « Il y a désormais tant de confiance dans notre trio, que nous laissons surgir nos histoires intimes les yeux fermés », renchérit Pascal. Selon lui, « Delgrès dépasse même la musique : c’est une aventure qui nous fait grandir, en tant qu’humains, sur le terreau de nos différences partagées. » Et le chanteur de poursuivre : « À l’origine, il y avait, pour moi, grandi en région parisienne, cette quête vitale de renouer avec mes racines guadeloupéennes, un peu fantasmées. Delgrès a été une opération de sauvetage… »
Besoin d’air
Ce disque, Promis le ciel, constitue un troisième volet symbolique dans leurs recherches identitaires, comme il l’explique : « On marque une pause, on observe, on respire : comment fait-on pour continuer, moins dans la colère, mais davantage dans le questionnement ? »
Et force est de constater qu’au fil des pistes de Promis le ciel, le son de Delgrès, toujours rugueux et abrasif, évolue. « Il y avait, dans notre premier disque, un côté ‘terreux’, avec la mise en lumière des tambours, analyse Baptiste. Là, j’ai choisi un son plus limpide, avec l’utilisation de caisses claires plus aiguës, pour sous-tendre des mélodies davantage solaires ». Et Pascal de compléter : « Notre premier disque était en quelque sorte la bande-son des événements de 1802, date de la mort de Delgrès (héros guadeloupéen anti-colonialiste, ndlr). À ce titre, il est enraciné, ancré dans la terre. Le deuxième, 4 : 00 AM (l’heure de réveil des ouvriers, comme le père de Pascal, déraciné des Antilles, ndlr), parlait du feu vif et intact que l’on conserve entre la Guadeloupe et la métropole. L’élément dominant de celui-ci ? L’air, bien sûr, avec des solos de guitare enlevés, des mélodies légères, en contrepied d’un climat social lourd, pesant, oppressant… Nous avions besoin d’éprouver de l’espoir, de lever la tête, de rêver, de regarder la forme des nuages. »
Ainsi, Promis le ciel aborde des rivages stylistiques inédits – zouk, romances : plus dansant, plus insouciant, plus pop… Et puis, ici, le Français se taille la part du lion, glisse au naturel sur des territoires blues, comme dans le titre éponyme, celui d’ouverture, Promis le ciel. « C’est notre langue commune », argue Pascal. Et l’album de passer sans complexe, avec agilité et élégance, d’une langue à l’autre – créole, français, anglais : un résumé de leurs diverses routes.
Un regard sur l’actualité
Si Mo Jodi puisait dans les racines de la Grande Histoire guadeloupéenne, si 4 : AM se recentrait sur la petite histoire personnelle autour du père de Pascal, celui-ci se veut davantage universel et ancré sur l’actualité, l’ »ici et maintenant ». Ainsi, le premier titre, Promis le ciel, prend pour point de départ l’esclavage et les fonds de cale pour explorer, en miroir, les fausses promesses politiques, nos servitudes modernes (réseaux sociaux, technologies…).
Surtout, ce disque raconte les migrations contemporaines, les départs forcés, désirés, les lâcher-prises, les destins que l’on se forge, en tant qu’individus, loin des déterminismes, des futurs déjà tracés par la naissance ou les origines.
Pour tous les trois, Delgrès a été une émancipation. Une thérapie qui, selon Baptiste, « fait passer beaucoup d’averses ». Pascal, lui, entrevoit déjà des réponses. « Dans mon cheminement existentiel pour retrouver mes racines, dit-il, j’aurais pu décider de jouer avec des musiciens de gwo ka traditionnels, mais la démarche aurait été artificielle. Je suis tombé, dans le groupe Rivière Noire, sur Baptiste, cette ‘vieille’ âme, bien plus sensible au compas que moi, puis sur Rafgee… Mes deux acolytes parfaits. »
En novembre, alors qu’ils devaient y aller en groupe, le chanteur s’est retrouvé, par un concours de circonstances, finalement seul sur son île d’origine, obligé à une introspection, une reconnexion intense. Sur un territoire qui peine parfois musicalement à mêler son gwo ka à d’autres horizons musicaux, à le libérer de sa tradition, les maîtres tanbouyé l’ont félicité pour sa fusion inédite. Comme une reconnaissance. Une autorisation.
Et puis, là-bas, Pascal a retrouvé la trace de son ancêtre, Véronique Danaë, née en 1788 à Saint-Domingue… Un enracinement qui n’empêche pas toutes ses autres bifurcations. Car voici l’enseignement de Delgrès, leur groupe, ce phare : la possibilité d’une créolité toujours mouvante, l’espoir d’identités fluides, multiples et sans carcan.
Delgrès Promis le ciel (Pias) 2024
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Par : Anne-Laure Lemancel