Réminiscence d’une scène sénégalaise à la croisée des influences ouest-africaines et latines, le Dieuf-Dieul de Thiès appartenait à ces formations rangées sur l’étagère des souvenirs depuis plusieurs décennies. Un album enregistré en 2019 et aujourd’hui commercialisé dépoussière leur statut.
Il manquait une dernière pièce au puzzle, pour que le roman du Dieuf-Dieul de Thiès puisse se raconter comme une de ces belles histoires qui enchantent le monde de la musique. Pendant trois décennies, ce groupe sénégalais avait disparu de la scène locale, après s’être éteint au début des années 80 sans rien laisser d’autre dans la mémoire de ses contemporains que le souvenir d’un registre prometteur malgré quelques enregistrements jamais commercialisés.
En 2013, puis en 2015, à l’initiative d’un de ces diggers qui font remonter à la surface des artistes ou disques oubliés, son nom avait recommencé à circuler auprès d’un public spécialiste amateur de sons d’antan venus d’Afrique, à travers les deux volets de la compilation Aw Sa Yone. En règle générale, un frémissement sans lendemain.
Mais cette fois, le phénomène a eu d’autres effets : il a réveillé la formation endormie qui s’est tout à coup remise en activité au point de reprendre du service en live après avoir recruté une poignée de nouveaux instrumentistes et de vivre en 2017 ce qui faisait jusqu’ici figure de consécration pour la bande emmenée par le guitariste Pape Seck : une tournée en Europe (avec entre autres un concert au musée du Quai Branly à Paris), enfin ! Le décès, depuis lors, de ce membre fondateur ainsi que de quelques autres éléments historiques semblaient avoir condamné le Dieuf-Dieul de Thiès à se conjuguer définitivement au passé.
C’était sans compter sur l’existence, révélée en ce début 2024, d’un album enregistré pour l’essentiel en 2019 à l’Institut français de Saint-Louis, avec du matériel apporté de France pour l’occasion afin de capturer au mieux, au plus près, le répertoire du groupe : d’anciens titres tels que l’emblématique Na Bineta qui bénéficie désormais d’un traitement à la hauteur de son potentiel, et de nouvelles compositions fidèles à l’esprit originel. « On y croyait fermement parce qu’on savait qu’on avait de l’or entre les mains », assure Bass Sarr, aujourd’hui seul survivant de l’équipe qui s’est constituée à la fin des années 70 – et en parallèle ancien du collectif d’afrosalsa Africando.
À l’époque, il vient de faire sa première prestation pour la municipalité de Thiès, quand il fait la rencontre des musiciens d’Ouza, chanteur très en vue dans le pays (avec ses Ouzettes !). Sans instruments, ils sont désœuvrés dans cette ville située à 70 kilomètres de Dakar et considérée comme la capitale du rail au Sénégal.
Rapidement, les uns et les autres comprennent qu’ils ont tout à gagner à « unir leur forces », comme le souligne Bass Sarr. S’il confie avoir beaucoup écouté de blues, de soul américaine et de pachanga cubaine, dans un environnement national où le mbalax est en train d’imposer ses codes, la direction suivie dès le départ par le Dieuf-Dieul est tout autre et réunit des éléments culturels de toute la sous-région. « C’est une musique qu’on a essayé de créer mais ce n’était pas son heure », philosophe le chanteur sexagénaire.
À l’échelle locale, elle ne tarde pourtant pas à se faire une réputation et l’émulation avec le Royal Band de Thiès, autre orchestre phare, produit ses effets. « Il y avait une rude concurrence », se souvient Bass Sarr en riant. « Chaque fois que l’on avait trouvé une boite de nuit pour monter sur scène, ils essayaient d’aller voir le gérant pour nous détrôner. Et on faisait la même chose ! Mais eux avaient un ami dans la police et parfois il y avait des rafles devant le lieu où on jouait ! »
Découverts par la Radio Télévision sénégalaise (RTS), les voilà à Dakar, repérés par le gérant d’un club qui les prend tous les samedis soirs en alternance avec l’Etoile de Dakar, formation née de la séparation du Star Band au sein duquel le jeune Youssou N’Dour s’était fait remarquer. Bien qu’ils y connaissent « un grand succès », ils ont le sentiment de devoir « parfaire leur musique » et en conséquence, décident de louer un car pour partir en Casamance, où ils sont convaincus de trouver ce qui terminera de façonner leur identité artistique.
« C’est une zone très riche », insiste Bass Sarr. À Kolda où ils jouent dans un club pendant trois ans, un troisième chanteur rejoint les effectifs : Assane Camara, aussi appelé Camou Yandé. Après une année en Gambie voisine où ils intègrent d’autres influences (Pape Seck avait auparavant joué au sein du Guelewar Jazz de Banjul), un coup d’État les contraint de rentrer dans leur pays. De retour à Thiès en 1983, malgré le bagage musical qu’ils ont acquis et qui les rend uniques dans cette partie du continent, des fragilités apparaissent, qui ont rapidement raison de la solidarité du groupe, lequel se disloque, chacun suivant alors sa voie. « Un gâchis », reconnait Bass Sarr. Quarante ans plus tard, il est à juste titre réparé.
Par : Bertrand Lavaine