Gérard Koueh, en pleine conversation téléphonique avec sa femme qui, d’une voix hystérique, lui décrivait la malédiction qui frappait la cité minière, a laissé tomber le combiné et a sauté dans sa Land Rover.
Il est tombé nez à nez avec le gigantesque essaim d’abeilles, juste au moment où ce dernier se muait en Gargantua.
“Si ces primitifs croient m’impressionner avec leurs pratiques surannées…”
Il a plongé la main dans le coffre de sa Land Rover et s’est armé de son Smith and Wesson, vestige de son passé de colonel des Forces armées kwondogaises.
Puis il a jailli de la voiture et, prononçant des paroles cabalistiques, en digne Grand Initié de l’Ordre du Triangle des Valeureux, il a tiré dans le dos du Gargantua. Ce dernier a poussé un rugissement à faire frémir même le roi de la forêt. D’une lenteur des plus majestueuses, il s’est retourné et a toisé Gérard Koueh. Celui-ci s’est empressé de faire feu à nouveau mais, à son plus grand désarroi, son arme s’est enrayée. Il a appuyé sur la détente à plusieurs reprises. Rien que le « Click ! Click ! » impuissant du percuteur, qui a décuplé son désarroi pour mieux le convertir en effroi. De l’index, le Gargantua a fait valser le revolver. Il s’est penché, au point que sa face s’est retrouvée à deux cils du visage de Gérard Koueh.
Le Valeureux a muté en un magistral aigle royal et a emporté le Gargantua au-dessus des nuages plus gris que tous les chats la nuit, le provoquant en un duel des plus cruels, donnant des coups d’ailes, de bec et de serres. Mais le Gargantua a tenu bon et a réussi à lui arracher toutes ces armes de destruction mystique et à le faire redescendre sur terre, le ramenant dans sa peau de simple mortel et le maintenant résolument sous son joug.
— Nous réclamons juste de l’eau, a martelé le Vainqueur d’une voix nasillarde, et vous voulez faire couler notre sang et nous anéantir ? Nous vivions paisiblement au bord d’un cours d’eau. Vous nous avez promis monts et merveilles pour nous déplacer.
Don du fleuve Awo, Mineville s’appelait Awoto (« Au bord d’Awo ») à sa fondation par les chasseurs Kpassou et Motimo.
Ces derniers étaient de véritables amis. Ils chassaient toujours ensemble. Lors d’une partie de chasse dans la forêt awoïenne, Motimo a été égaré par Aguê. Kpassou, qui chassait désormais seul, n’arrivait pas à bien exercer ses activités à Kwedevou, leur localité d’origine. Ce qui l’a obligé à s’en éloigner. Il a traversé l’Awo et s’est installé sur la rive est pendant les trois mois qu’a duré la saison sèche cette année-là avant de retourner auprès des siens.
Trois ans plus tard, Motimo a été retrouvé dans les environs de Kwedevou puis ramené à la maison. Ses cheveux ont tellement poussé qu’ils lui recouvraient tout le visage. Il devait les écarter de ses doigts aux ongles aussi longues que les cheveux pour voir et parler. Son retour avait coïncidé avait la naissance de la divinité Gblingni. Il en était devenu le chef des cultes, et Kpassou son goutcho. Sous l’emprise de cette divinité, tous deux sont retournés sur la berge est d’Awo et se sont installés à l’endroit-même où Kpassou s’était retiré pour mieux lécher la plaie occasionnée par la mystérieuse disparition de Motimo.
Ainsi est née leur nouvelle localité. Au bord du fleuve Awo.
Mais, sous la menace de l’inondation et à cause de l’insécurité totale dont la zone était l’objet à cause des razzias destinés à alimenter le commerce d’esclaves, les premiers habitants se sont installés sur la colline surplombant la berge.
La zone se localisait sur le bassin sédentaire côtier du Kwondoga riche en phosphate. La découverte de ce dernier au début des années 1950, par des prospecteurs français, avait donné naissance à la Compagnie des Mines du Kwondoga, et avait entraîné le déplacement d’Awoto au milieu des années 1960.
— Et voilà le sort auquel vous nous vouez ! s’est emporté le Gargantua.
La promesse de faire de tout Awoto « la cité la plus magnifique d’Afrique » n’a été que du vent. Si cité il y avait, elle était juste « Minière », réservée rien qu’aux cadres de la Compagnie des Mines du Kwondoga (qui deviendrait l’Office Kwondogaise des Phosphates), à majorité des expatriés. Ce qui en faisait le « quartier des Blancs ». Elle consistait en des villas plus cossues les unes que les autres, selon que l’occupant était expatrié ou Kwondogais. Elle disposait d’une école, d’une boutique d’alimentation générale, d’une pharmacie, d’un complexe sportive, d’une salle de cinéma, d’une bibliothèque, d’une piscine aménagée tout près d’un club de loisirs avec bar et restaurant. En plus, elle était dotée d’un réseau d’eau, d’électricité et de téléphone, contrairement à Awoto.
Bien que rebaptisé Mineville par les expatriés, le désormais « don des phosphates » avait toujours la physionomie d’un village. La plupart des maisons étaient en banco et, qui plus est, construites à la va vite en pleine saison des pluies. Le réseau d’eau et d’électricité promis était réduit à une borne-fontaine et au trio lumineux qui l’éclairait. Chaque saison sèche était synonyme de pénurie d’eau. Les Minevillois avaient beau réclamer un château d’eau pour le village, afin de ne plus dépendre de celui de la Cité Minière, et ne plus en venir à manquer d’eau, rien n’y a fait.
Même la promesse d’embaucher des Minevillois s’était plafonnée à l’engagement d’ouvriers dont la majorité avait péri dans d’affreux accidents lors de l’installation des machines, jamais à celui escompté de cadres issus du village.
— Nous n’allons plus nous laisser faire ! a menacé le géant au corps d’abeilles en rapprochant d’un cil sa face des plus effrayantes du visage en nage de son agresseur malheureux.
Il s’est redressé et a jeté un coup d’œil dans la Cité Minière.
— C’était juste un avertissement ! Nous vous donnons jusqu’à demain pour satisfaire nos doléances. Sinon, hélou looo !!!
Il a tourné sur lui-même sept fois et a disparu dans un violent tourbillon.
Gérard Koueh en est resté tétanisé et sans voix un assez long moment avant de se reprendre et de remonter dans sa Land Rover. Il a fait le tour de la Cité Minière, impuissant devant le spectacle de désolation çà et là et la situation insoutenable à laquelle ils venaient de s’abonner sans souscription aucune, alors que Dame Nuit était à deux doigts de jeter le funeste voile sur la toile céleste que peignait le crépuscule d’un ravissant coucher du soleil.
Un coup de klaxon fait sursauter Roch Soleem et tord le cou à son plongeon dans les eaux troubles du passé. Il se rend compte qu’il roule au milieu de la voix à sens unique qui part de la lagune d’Aloville et débouche sur le Boulevard de la Treizième Lune. Il donne un coup de volant pour céder le passage.
“Vraiment pas sage”, se dit-il en se revoyant aux côtés de Koffi Tsè devant Fadina.
Alors chef des cultes de la divinité Gblingni, Fadina était en pleine cérémonie d’imploration aux divinités et aux Mânes des ancêtres pour qu’ils fassent tomber la pluie sur Mineville quand Koffi Tsè, qui a pu démarrer et quitter la Cité Minière à la faveur de la trêve, s’est garé devant le sanctuaire de Gblingni. Ils ont dû patienter jusqu’à la fin de la cérémonie, Roch se posant mille et une questions sans réponse aucune, avant d’être introduits à Fadina. Ce dernier était assis sur une peau de panthère posée à même le sol. Il les a invités à s’asseoir sur des sièges identiques au sien et placés devant lui.
Roch a décliné l’offre et a demandé à brûle pourpoint :
— Où étiez-vous cet après-midi ?
— Comment ça où étais-je cet après-midi ?
— Répondez à la question !
Les lèvres tremblant d’indignation, Fadina s’est tourné vers Koffi Tsè qui a pris siège sur l’une des peaux de panthère qu’il leur avait désignées.
— Fo Koffi, quel est cet individu que tu m’as amené là ?
— Je ne suis pas un individu ! Je m’appelle Roch Soleem et je suis un policier en charge d’une enquête ! Alors vous avez obligation de répondre à mes questions !
Dépassé par l’effronterie de Roch, Fadina a préféré en rire que de s’en indigner davantage. Et de faire remarquer :
— Dzakpatra be deviwo menya ku o !
— On verra si vous allez encore rire à gorge déployée quand vous serez derrière les barreaux, a persisté Roch.
— De quoi suis-je coupable ? Et depuis quand tue-t-on le coq sans faire tomber la moindre goutte d’eau dans son gosier ?
— Je vous ai vu de mes propres yeux entrer dans la Cité Minière et y semer la désolation ! Vous ne pouvez pas le nier !
L’indignation s’est muée en incompréhension sur le visage de Fadina balafré d’un trait de kaolin comme de tradition à l’occasion de toute cérémonie dans le sanctuaire. Koffi Tsè l’a mis au parfum.
— Comment aurais-je pu être ailleurs alors que j’ai passé toute la journée ici ? Tous ceux qui ont pris part à la cérémonie peuvent en témoigner !
— Je te crois, a soupiré Koffi Tsè. Et je crois comprendre ce qu’il s’est passé.
— Qu’est-ce que tu racontes là ? s’est emporté Roch.
— Tu ferais mieux de t’asseoir et de bien écouter ce que je vais te dire ! a rétorqué Fadina.
Koffi Tsè a pris Roch par la main et l’a obligé à se laisser choir sur l’autre peau de panthère.
— Tu sais quoi, a commencé Fadina en dardant sur lui un regard des plus noirs, qui lui a froid dans le dos comme jamais de sa vie, tu as tout pour être un grand policier. Et tu seras un grand policier. Tu occuperas un grand poste. Un très grand poste même. Mais tu ne connaîtras jamais la paix dans ton foyer…
— Torgbé, enou ledo.
— Ce n’est pas un maléfice que je lui lance. Lui-même a déjà scellé son sort en osant tirer sur Gblingni qui a juste pris l’apparence de ma modeste personne pour défendre ses protégés. Il est loin d’imaginer ce qu’il a déclenché. Il te doit d’être encore en vie. Il aurait péri sous une pluie d’abeilles.
Roch en a eu le bec cloué. Il était pleinement conscient de ce qu’est la piqûre d’une seule abeille. Nul doute que se faire prendre d’assaut par tout un essaim serait la mort la plus atroce ! Il en a eu la chair de poule rien que de l’imaginer. Il a été pris d’une folle frayeur lorsque, promenant un regard à la fois curieux et craintif dans le sanctuaire, ses yeux se sont posés sur l’idole qui représentait la divinité Gblingni et que celle-ci s’était muée en une statue d’abeilles dont le bourdonnement n’avait rien à envier eu rugissement d’un lion prêt à se jeter sur sa proie pour le déchiqueter.
— N’y a-t-il rien qu’il puisse faire pour… a commencé Koffi Tsè.
— Agooo ! a sonné un visiteur.
— Ame negue de eme, avait répondu Fadina.
Le notable du quartier est entré dans le sanctuaire. Après les salutations d’usage, il a informé Fadina que le chef le voulait d’urgence dans son palais. Celui-ci, avant de se lever, s’est tourné vers Koffi Tsè et lui a fait remarquer qu’il était impossible de ramasser l’eau versée par terre mais qu’avec la boue ainsi obtenue, on peut faire beaucoup de choses, et non des moindres.
— Revenez me voir quand tout sera rentré dans l’ordre, a-t-il ajouté en se levant.
Loin de s’avouer vaincu, Gérard Koueh a roulé à la vitesse d’un lièvre pris en chasse jusqu’au palais royal et s’est rué dans le salon du chef Kanoukpo. Ce dernier était en pleine concertation avec ses notables pour se pencher sur les événements de la journée et décider des actions à mener pour ne plus s’y confronter.
— Je vous donne jusqu’à minuit pour arrêter vos âneries de primitifs, sinon votre village sera mis à feu et à sang.
— Décidément, tu ne changeras jamais. Tu risques d’emporter ton arrogance jusque dans ta tombe.
— Quoi ?! Tu oses en plus me menacer de mort.
— Nullement ! C’est juste un constat que moi, je fais, contrairement à toi qui débarque ici menacer tout un village de mort, sans aucun égard pour nous humbles autorités de ce village.
— Quand le préfet va débarquer ici, on va voir qui a plus d’autorité que qui.
— Sache que toi, Gérard Koueh, tu n’as aucune autorité sur aucun de mes notables, encore moins sur moi, pour te pointer ici et donner des ordres. C’est vraiment révolu le temps où j’étais ton subalterne sur qui tu avais tout pouvoir, au point de me chasser de la CMK pour la simple raison que j’avais mis à jour le sale tour que toi et tes patrons blancs, vous vous prépariez à jouer à notre village en bluffant mon père. Vous aviez oublié qu’à sa mort c’est moi qui lui succèderais. Et tu me connais très bien ; je ne suis pas de ceux qu’on bluffe facilement. Je n’ai jamais eu peur des yeux rouges du cochon !
— C’est le préfet que tu oses maintenant traiter de cochon ?
— C’est toi qui le dis !
— Tu vas le regretter !
— En attendant, sors de mon palais ! Et que la nuit te porte conseil.
— Je vous donne jusqu’à minuit !
— Ce n’est pas à nous mais à la divinité Gblingni qu’il faut aller donner cet ultimatum si tu es vraiment garçon.
Les notables ont éclaté d’un rire moqueur.
— C’est elle qui en a finalement assez du sort peu enviable que vous faites subir à nous ses protégés depuis que vous nous avez déplacés ici.
Les notables ont appuyé les propos du chef d’un hochement de tête.
Gérard Koueh n’a plus su où donner de la sienne. Il s’est précipité dehors, en proie à des sentiments mitigés. Il n’était pas sorti du palais que le chef a envoyé chercher Fadina afin de s’assurer que la cérémonie s’est bien déroulée et que la suite des événements allait être en leur faveur.
Dès que Fadina a foulé le sol cimenté du salon, un violent grondement de la foudre s’est fait entendre. Il a souri et a assuré :
— Elatchè !
— Godooo ! a répondu toute l’assistance, y compris le chef, tout sourire.
À peine Gérard Koueh a-t-il franchi l’entrée de la Cité Minière que la pluie s’est mise à tomber à verse. Jamais de sa vie il n’a entendu grondement du tonnerre aussi violent que celui qui a précédé la pluie. Jamais auparavant non plus il n’a vu des éclairs zébrer le ciel avec une telle rage. Même la pluie était sans précédent dans ses annales.
“On dirait le déluge !”
Il a dû descendre de la Land Rover pour rentrer chez lui en pataugeant dans l’eau. Il en avait jusqu’à mi-cuisses.
Tous les “Citéens” ont dû passer des heures sombres le ventre creux, juchés sur des tables, ne pouvant fermer l’œil de la nuit, les nerfs mis à rude épreuve par le croassement intempestif des crapauds qui ont infesté les eaux de ruissèlement de même nuance que la Mer Rouge.
Gérard Koueh n’a pas attendu le premier chant de coq pour se ruer de nouveau dans le palais royal s’enquérir auprès du chef de ce qu’il y a lieu de faire pour calmer Gblingni…
À suivre…