Ancien petit rat de l’Opéra aux yeux de biche et au caractère de tigresse, Juliette Gréco avait réellement quelque chose d’animal. Mystérieuse, envoûtante, imprévisible, la panthère noire de la chanson française a laissé sur son passage des empreintes gravées dans le sol du Panthéon des grands artistes. Ses yeux noirs ont vu défiler les grands moments de la vie intellectuelle du Paris des années 1950 et les plus grands auteurs. Elle est décédée le 23 septembre 2020 à l’âge de 93 ans.
La première fois qu’il la rencontre, Serge Gainsbourg laisse tomber le verre de cristal qu’elle lui offre. C’est dire l’impression que Juliette Gréco faisait sur ceux qui l’approchaient. Même si ce n’était là qu’un premier sentiment, il n’est guère étonnant que les créateurs de la série Belphégor lui aient offert en 1965, le rôle de ce fascinant fantôme errant dans les couloirs du Louvre. Un rôle qui lui colla à la peau comme le masque de cuir qu’elle revêtit pour le camper.
Saint-Germain-des-Prés
Née à Montpellier le 7 février 1927, Juliette Gréco, « Toutoute » comme on l’appelle chez elle, vit une vie qu’elle qualifiera de « misérable côté cœur, dorée côté confort ». Elle est une enfant non désirée et sa mère, capitaine dans la Résistance, le lui rappelle régulièrement. C’est l’une des failles qui aidera à la transformation de la timide « Toutoute » en insoumise Juliette.
En 1943, sa mère, résistante, se fait arrêter et Juliette trouve refuge chez son ancienne professeur de français, Hélène Duc, qui vit… à Saint-Germain-des-Prés. Juliette commence à trouver ses premières marques dans ce quartier dont elle deviendra l’icône quelques années plus tard. Après la Libération, c’est là qu’elle va s’installer.
Gréco naît une deuxième fois à Saint-Germain. Dès son arrivée, en 1946, la jeune fille, intelligente, mutine, insolente et vive, trouve dans ces rues parisiennes un écho à sa personnalité. C’est dans ce quartier de Paris que se crée le mythe. Saint-Germain, son jazz, son fourmillement d’intellectuels, son côté bohème… et sa Gréco. Elle et Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Simone de Beauvoir, Boris Vian, deviennent les meilleurs ambassadeurs de ce Saint-Germain où jazz et existentialisme se côtoient aux terrasses des cafés et dans les caves enfumées du quartier.
Les Jeunesses Communistes voient brièvement passer la jeune fille aux troublants yeux noirs, avant qu’elle ne se trouve un rôle au théâtre dans Victor ou les enfants au pouvoir en 1946. Jacques Prévert, Jean Cocteau, Jean Marais sont désormais des compagnons de route.
La muse des plus grands
En 1947, après une brève liaison avec le musicien Miles Davis, elle monte sur scène et interprète des textes de Raymond Queneau puis de Jacques Prévert. Tout s’enchaîne alors très vite, depuis l’enregistrement de son premier album, Je suis comme je suis, jusqu’à son premier Olympia, en 1954, en passant par des tournées aux Etats-Unis.
Après plusieurs rôles au cinéma, notamment à Hollywood avec le producteur Darryl Zanuck, Juliette joue surtout la muse pour de jeunes débutants comme
Serge Gainsbourg, Léo Ferré, Georges Brassens ou Jacques Brel. Jolie môme, La Javanaise, Paris Canaille… préférant chanter les mots des autres que les siens, elle interprète ces rimes masculines de cette manière féline qui la caractérise. Son fameux Déshabillez-moi, en 1967, est une illustration brillante de tout ce que Gréco peut offrir de liberté et de sensualité.
Un style irremplaçable
Le temps s’est écoulé et le Tabou de la rue Dauphine est désormais un endroit plus dédié au tourisme qu’aux discussions philosophiques. Alors que l’image du Saint-Germain d’après-guerre s’est transformée en souvenir, celle de Juliette Gréco est loin de se ternir. Les années passent et les albums se succèdent, rencontrant tous un brillant succès. Elle y montre une femme plus calme, plus sûre d’elle, à la verve toujours aussi acérée et à la présence scénique inimitable. Sa célébrité la pare d’un mystère qu’elle décide de briser en 1982 en publiant son autobiographie, sous le nom de Jujube. Une confession intime et élégante que le public plébiscite.
Tournées à l’étranger, notamment au Japon, nouveaux albums, dont le grand Un jour d’été et quelques nuits (1998) ou Gréco chante Brel (2015), et le public suit toujours cette interprète qui donne vie avec force, à tout ce qu’elle chante. La jeune femme piquante de Saint-Germain est devenue une dame de légende, mais les yeux noirs pétillent toujours d’intelligence et de vivacité, et sa capacité à se réinventer musicalement font d’elle un pilier de la chanson, contre lequel viennent « se caler » Miossec, Gérard Manset, Benjamin Biolay ou Abd Al Malik.
À plus de 80 ans, c’est avec panache qu’elle dit Merci : elle entame une ultime tournée et, comble encore et toujours, un public multi-générationnel, se produisant dans de petites salles comme sur des scènes aussi mythiques que l’Olympia. Le 7 février 2016, Juliette Gréco fête ses 89 ans avec un concert dans la salle parisienne pleine à craquer du Théâtre de la Ville.
Depuis lors, elle vivait dans sa propriété de Ramatuelle dans le sud de la France. Elle a vu ainsi disparaitre son mari Gérard Jouannest, le comédien Michel Piccooli qui fut aussi son compagnon et sa fille Laurence, morte à 62 ans des suites de maladie.
Au fil des ans, Juliette Gréco a su dompter son caractère de tigresse sans perdre de sa liberté. Elle reste une icône de beauté, d’intelligence et de classe à la française. Une artiste au style irremplaçable et inoubliable.
Pour aller plus loin :
Juliette Gréco Je suis faite comme ça : mémoires (Points) 2013
Bertrand Dicale Juliette Gréco (J.C.Lattès) 2001